Essai | La critique de jeux vidéos

Francois Soulignac - La critique de jeux vidéos
Presse spécialisée (Gaming, Joystick, Gen4…), journaux généralistes (Libération, Les Inrockuptibles, Sofa…), publications de théoriciens en sciences humaines, cyberculture et nouveaux médias. La critique de jeux vidéos existe bien, mais elle semble être à la recherche de sa propre modernité.

En novembre 2003, aussi diversifiées soient-elles, les publications disponibles sur le sujet ne faisaient toujours pas de compromis entre une critique purement phénoménologique (1) d’un côté – ce à quoi s’applique la presse spécialisée, par une doctrine de rédaction basée sur la description – et une critique intellectuelle, plus libre dans l’acte discursif, non pas plus intelligente, mais nécessairement plus axée sur la découverte des relations entre faits et choses – rôle traditionnellement tenu par les ouvrages de recherche.

La presse spécialisée

La presse spécialisée grand public a tendance à traiter le jeu vidéo comme un objet industriel. À la manière des catalogues de vente dédiés aux produits de consommation courante distribués chaque jour dans nos boites aux lettres, les pages de Gen4 (le plus ancien magazine français dédié aux jeux vidéos) transportent l’esthétique de la présentation commerciale: iconographie surabondante, enjôleuse et centré sur le produit ; texte à caractère descriptif, développant les caractéristiques précises du produit et les manières d’en faire usage.

Dans ce rôle précis d’intermédiaire (2), entre production et commercialisation, le journaliste doit rendre un texte sans ambiguïtés. «Les titres qui en valent vraiment la peine seront mis en avant (…) Les produits qui ne méritent pas que l’on s’étende dessus se verront accorder une place beaucoup moins importante. Mais ils seront testés avec le même sérieux.» (3)

Critique de l’intellectus

Les textes scientifiques abordent la question du jeu vidéo en analysant le phénomène sur des axes prédéfinis : sociologie, psychologie, pédopsychiatrie, ingénierie industrielle, informatique; et débouchent parfois sur un discours critique. Ces discours, souvent destinés aux seuls spécialistes, ont une utilité irremplaçable : ils fournissent une matière première dense – une pure pensée analytique – aux critiques et aux créateurs.

Réalité industrielle

«On ne lit pas Mondrian dans le catalogue, on le regarde. Mieux vaut réserver le talent des analystes à ceux qui en ont vraiment besoin. Un Hitchcock par exemple, qui cache ses audaces formelles et une inspiration de jeune homme sous un quintal de barbouillis classique» (4)

La question de la nécessité sociale d’une critique artistique du jeu vidéo commercial semble bien loin de sa réalité industrielle. Le consommateur ne lit pas les jeux vidéos, il y joue, « le jeu vidéo est un pur processus esthétisant, l’action pour l’action, le plaisir du faire, la pure légèreté de l’être » (5)

Des indices nous permettent cependant d’espérer l’émergence d’une critique de jeu vidéo à part entière – et pourquoi pas même de plusieurs « écoles » de critique : certains créateurs font évoluer le média de manière spectaculaire, et la première génération de joueurs a mûrie; le terrain semble donc favorable pour accueillir de nouvelles approches stylistiques de la part de la presse spécialisée.

Une pensée en mouvement

« Un critique affronte un objet qui n’est pas l’œuvre, mais son propre langage […] Quel rapport un critique peut-il avoir avec le langage? […] C’est de ce côté qu’il faut chercher à définir la subjectivité du critique.» (6)

Pour approfondir ce champs de recherche, peut-être faut-il traiter l’objet industrio-commercial comme un support de critique expérimentale. Il faut peut-être spéculer, tracer une ligne droite, aveugle, afin de gagner en créativité, en prenant le « risque » de la poétique au détriment du scientifique. À l’instar de la culture japonaise qui ne polarise pas les médiums comme l’occident, l’enjeu n’est peut-être plus de démontrer le caractère artistique de l’objet – qu’il soit majeur ou mineur – mais de travailler sur les outils critiques eux-mêmes, en sculptant les formes d’une véritable critique artistique dédiée aux jeux vidéos.


(1) Au sens ou Edmund HUSSERL l’entendait : revenir aux « choses mêmes, et les décrire telles qu’elles apparaissent à la conscience, indépendamment de tout savoir constitué ». Dictionnaire encyclopédique, Alpha, 1991.
(2) Michèle GELLEREAU discerne trois facteurs principaux sur le marché : les enfants usagers, les parents prescripteurs et/ou joueurs, et les médias-légitiment jouant le rôle d’intermédiaires entre concepteurs, enfants et parents. FICHEZ Elisabeth et NOYER Jacques (sous la direction de), Construction sociale de l’univers du jeu vidéo. Jeu vidéo et éducation familiale, Université Charles De Gaulle Lille III, 2001, p.77.
(3) Socrates, Editorial, Gen4 n°171, Gen4 publications, novembre 2003.
(4) MARDORE Michel, Pour une critique fiction, Paris, ed. Du Cerf, 1973.
(5) Les jeux vidéo, Réseaux n°67, CNET, sept. oct. 1994, p.29.
(6) BARTHES Roland, Critique et vérité, Seuil, Paris, 1966, p.74-75.

© 2004-2005 François Soulignac, La critique de jeux vidéos – Digressions autour du jeu vidéo (extrait). Mémoire de Master 1 Art contemporain et nouveaux médias. Directeur de mémoire: Jean-Louis Boissier, Université Paris 8.

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